AVIS N°A 2-2005 du Conseil constitutionnel concernant l'élection des membres de la Chambre des conseillers
Vu la lettre du Président de la République en date du 12 juin 2005, parvenue au Conseil constitutionnel en date du 13 juin 2005 et dont la teneur est comme suit:
«Au vu des candidatures à l'élection des membres de la chambre des conseillers, il s'est avéré qu'aucune organisation professionnelle n'a présenté dans les délais impartis à cet effet, une déclaration comportant une liste de candidats au titre du secteur des salariés. En application du troisième paragraphe de l'article 72 de la Constitution disposant que le Président de la République peut soumettre au Conseil constitutionnel toutes questions touchant à l'organisation et au fonctionnement des institutions constitutionnelles, et dans le cadre de la formation de la chambre des conseillers, l'avis du Conseil est sollicité sur cette question et notamment en ce qui concerne le déroulement des opérations électorales, ses incidences juridiques sur le scrutin fixé au dimanche 3 juillet 2005 et ses résultats» ,
Vu la constitution et notamment ses articles 18, 19, 21 et 72,
Vu les dispositions transitoires contenues dans la loi constitutionnelle n° 2002-51 du 1 er juin 2002 modifiant certains articles de la constitution,
Vu le code électoral et notamment ses articles 42, 43, 118, 121, 124 et 125,
Sur la saisine du Conseil,
Considérant que le troisième paragraphe de l'article 72 de la constitution dispose que le Président de la République peut soumettre au Conseil constitutionnel, toutes questions touchant à l'organisation et au fonctionnement des institutions constitutionnelles.
Considérant que la question de l'élection des membres de la chambre des conseillers relève de l'organisation de cette institution constitutionnelle,
Sur le fond,
Considérant que la Chambre des conseillers, qui a été créée en vertu de la loi constitutionnelle n° 2002 -51 du 1er juin 2002, exerce avec la Chambre des députés le pouvoir législatif selon des règles déterminées; l'article 19 de la constitution en a fixé la composition et a conféré à la loi le soin de déterminer la fixation du nombre de ses membres et des conditions de leur élection.
Considérant que le 1er et le 2ème paragraphe de l'article 5 de la loi constitutionnelle n° 2002 -51 du 1 er juin 2002 disposent que la «Chambre des députés exerce seule ses prérogatives législatives jusqu'à la constitution de la Chambre des conseillers et l'adoption de son règlement intérieur. La Chambre des conseillers se réunit dans les quinze jours suivant sa constitution »,
Considérant qu'il appert de ce qui précède que le Pouvoir constituant, compte tenu des étapes nécessaires pour la constitution initiale de la dite chambre, a prévu des dispositions transitoires devant rester en vigueur jusqu'à l'adoption des textes y afférents et l'aboutissement des procédures préliminaires à sa formation,
Considérant qu'il est impératif que l'ensemble des opérations prévues à cet effet devant avoir lieu dans des délais raisonnables,
Considérant qu'à cet effet, ont été promulguées la loi organique en date du 4 août 2003 modifiant et complétant le code électoral en vue de déterminer les conditions et les modalités de l'élection des membres de la Chambre des conseillers; la loi organique en date du 13 mai 2004 modifiant et complétant la loi organique du budget au vu des prérogatives de la Chambre des conseillers en la matière et la loi organique en date du 14 juin 2004 portant organisation du travail de la Chambre des députés et de la Chambre des conseillers et fixant les relations entre les deux chambres,
Considérant qu'au vu de l'article 19 de la Constitution et de l'article 118 du code électoral, le collège électoral pour l'élection des membres de la Chambre des conseillers est constitué des membres de la chambre des députés et des conseillers municipaux.
Considérant que le dernier renouvellement de la Chambre des députés et celui des conseils municipaux ont eu lieu respectivement en octobre 2004 et en mai 2005,
Considérant que l'article 42 du code électoral a confié au Président de la République le soin de convoquer les électeurs par décret qui doit être publié au moins trois mois avant le jour du scrutin, décret pris effectivement le 24 mars 2005 sous le numéro 2005-835 et publié au Journal Officiel du 25 mars 2005 et fixant conformément au dit article et à l'article 43 du même code, le jour du scrutin au dimanche 3 juillet 2005,
Considérant qu'ainsi cette date engage toutes les parties, administration, candidats et électeurs.
Considérant la question posée au Conseil constitutionnel, il importe de rappeler tout d'abord que l'article 19 de la Constitution et les articles 121 et suivants du code électoral ont déterminé la composition de la Chambre des conseillers et fixé les conditions et les modalités de leur élection, qu'il appert de ces différentes dispositions que le tiers des membres de la Chambre des conseillers est élu parmi les employeurs, les agriculteurs et les salariés, sur proposition des organisations professionnelles concernées.
Considérant que l'article 125 du code électoral tout en reconnaissant explicitement à l'électeur la possibilité de choisir librement une liste pour chacun des trois secteurs professionnels concernés et de choisir parmi chaque liste retenue un nombre de noms égal au nombre de sièges réservés au secteur en question, a, en revanche, tenu à ce que l'électeur exerce effectivement son choix pour chaque secteur sans possibilité d'exclusion de l'un d'entre eux; que sur cette base le dit article dispose que l'électeur met exclusivement les trois bulletins choisis dans l'enveloppe réservée à cet effet et que «... n'est pas prise en considération toute enveloppe ne contenant pas trois bulletins de vote pour tous les secteurs. ».
Considérant que cet article exprime la volonté du législateur d'assurer la représentation des différents secteurs professionnels au sein de la Chambre des conseillers, de manière à ce que le caractère national de ces élections soit préservé et que celles-ci ne donnent pas lieu à quelque confrontation entre les divers secteurs professionnels, alors même qu'elles aient pour objectif une large représentation des différentes composantes de la société,
Considérant que les garanties prévues par la Constitution et mises en œuvre par le code électoral à l'effet d'une meilleure représentation au sein de la Chambre des Conseillers et d'une représentation des secteurs professionnels selon des proportions déterminées, ne présupposent guère une participation obligatoire à ces élections; que la liberté pour toute organisation professionnelle de ne pas présenter de candidature reste entière et que la situation est la même quant aux effets juridiques pour une organisation n'ayant pas présenté une déclaration de candidature dans les délais impartis et pour celle dont la liste est refusée pour non conformité avec la Constitution et le code électoral,
Considérant que la non présentation, par une organisation professionnelle relevant d'un secteur déterminé, d'une liste de candidats aux élections, ne constitue pas en soi une source de difficulté juridique, mais qu'il en est autrement lorsque le défaut de participation , volontaire ou non, a pour conséquence l'absence de ces élections de tout un secteur professionnel, ce qui advient inéluctablement quand le dit secteur est représenté, en fait, par une seule organisation; tel est le cas du secteur des salariés,
Considérant que, dans cette hypothèse, la difficulté juridique réside dans l'appréciation de la validité du déroulement du scrutin avec la seule participation du secteur des employeurs et de celui des agriculteurs, alors même que l'article 125 du code électoral prescrit explicitement à tout électeur de mettre dans l'enveloppe réservée à cet effet trois bulletins, un pour chaque secteur et prévoit, en cas d'inobservation de cette formalité, la nullité du vote; que dès lors se pose la question de savoir si l'on est en droit de priver deux secteurs professionnels de leur droit de présenter des candidats et d'être représentés à la Chambre des conseillers en raison de l'absence du troisième secteur et par la même d'entraver la formation d'une institution constitutionnelle,
Considérant qu'il est impérieux dans ce cas et d'un point de vue purement juridique, de concilier entre d'une part les exigences du respect de la liberté de chaque organisation relevant d'un secteur professionnel de présenter ou non une liste de candidats et la garantie du droit de participation des deux autres secteurs, et d'autre part les prescriptions du dernier paragraphe de l'article 125 du code électoral,
Considérant, sans conteste, que l'exercice par une organisation représentant à elle seule un secteur professionnel, de son droit de ne pas présenter de candidature, rend impossible l'application de la formalité selon laquelle l'électeur doit choisir une liste pour le secteur des salariés, et par là même le fait de mettre dans l'enveloppe réservée à cet effet, les trois bulletins qu'il aura choisi, un pour chaque secteur, comme en dispose le deuxième paragraphe in fine de l'article 125 du dit code
Considérant que l'impossibilité matérielle et juridique de mettre à la disposition des électeurs au moins un bulletin pour chaque secteur professionnel, conformément au 1er paragraphe de l'article 124 du code électoral, autorise de considérer que les conditions juridiques du deuxième paragraphe de l'article 125 du dit code ne sont pas réunies, tant il est vrai qu'il ne peut être exigé des électeurs de mettre trois bulletins dans l'enveloppe réservée à cet effet, alors que le déroulement de l'opération électorale commande, dans ce cas précis, de ne présenter que deux bulletins, que l'impossibilité rend ces prescriptions inapplicables du fait même de l'inexistence des éléments requis pour sa mise en œuvre.
Considérant qu'il résulte de l'application des règles générales de droit que l'impossibilité produit un effet exonératoire de la formalité requise qui, de ce fait s'en trouve écartée,
Considérant que l'électeur n'est pas tenu dans ce cas de satisfaire à la formalité impossible et par là même n'est tenu de choisir ni de mettre dans l'enveloppe réservée à cet effet, que les bulletins mis à sa disposition dans la limite des candidatures définitives au titre des secteurs professionnels.
Par ces motifs, émet l'avis suivant:
1- La non participation d'organisation représentant le secteur des salariés et la limitation des candidatures à deux secteurs professionnels, pour l'élection des membres de la Chambre des conseillers fixée au dimanche 3 juillet 2005, ne sont pas de nature à entraver le déroulement des opérations électorales aussi bien pour les secteurs que pour les gouvernorats.
2- La non présentation de liste au titre du secteur des salariés exonère, dans le présent cas, de l'obligation de mettre le bulletin au titre de ce secteur à la disposition de l'électeur qui, de ce fait, devra exercer son choix dans la limite des listes présentées.
Le 16 juin 2005
Journal Officiel de la République Tunisienne - 21 juin 2005; Page 1388.
Note:
C'est l'un des plus importants avis du conseil constitutionnel Tunisien. L'avis de la doctrine à son propos a divergé entre contestation et approbation.
Pour comprendre ce qui s'est passé, il faut se référer à la constitution qui a prévu la composition de la chambre des conseillers, chambre nouvellement créée pour instaurer le bicaméralisme en Tunisie.
En effet, l'article 19 (nouveau) de la constitution dispose que «Les membres de la Chambre des conseillers se répartissent comme suit: Un membre ou deux pour chaque gouvernorat, selon le nombre des habitants, est élu ou sont élus à l'échelle régionale, parmi les membres élus des collectivités locales. Le tiers des membres de la Chambre est élu à l'échelle nationale, parmi les employeurs, les agriculteurs et les salariés ; les candidatures sont proposées par les organisations professionnelles concernées, dans des listes comprenant au minimum le double du nombre des sièges réservés à chaque catégorie. Les sièges sont répartis à égalité entre les secteurs concernés.».
Ainsi, le tiers de cette seconde chambre est composé de représentants des trois secteurs dont la candidature est proposée par les organisations professionnelles dans des listes contenants le double (au minimum) du nombre des sièges réservés à chaque catégorie.
Déjà, on sent le problème. En effet, la "logique juridique" ne commandait-elle pas que l'imposition d'une liste contenant le double de nombre soit laissée au soin du code électoral?
Un problème de surcroit qui s'ajoute à un autre. Cette disposition constitutionnelle est impérative. Le tiers de la chambre doit être constitué de cette façon. C'est-à-dire représenté par 3 secteurs qui sont représentatifs en Tunisie par 3 organisations seulement. (UTICA pour les employeurs; UGTT pour les salariés et UAT pour les agriculteurs).
Le passage par ces 3 organisations est incontournable.
Il est clair que la rédaction de cet article est réellement défectueuse bien que le principe postulé par son énoncé et le but recherché est certainement "Trop Noble".
A cette sauce, s'ajoute le sel qui a rendu le plat pathologique.
L'article 125 (nouveau) du code électoral dispose qu' «Est considéré nul le bulletin contenant un nombre de noms inférieur ou supérieur à celui des sièges à pourvoir au secteur. N'est pas prise en considération toute enveloppe ne contenant pas trois bulletins de vote pour tous les secteurs».
Toute enveloppe ne contenant pas 3 bulletins est considérée nulle.
L'UGTT, organisation syndicale représentant les salariés, invitée d'office pour présenter des candidats à cette chambre, n'a pas manqué de marquer l'histoire de l'institution nouvellement créée.
En effet, L'UGTT a simplement refusé de présenter un nombre double de candidats au nombre de sièges qui lui sont réservés. Il est évident que l'UGTT n'est pas conforme à la disposition de la loi sur ce point. Peu importe les motifs de cette organisation, son choix a sonné l'alerte de la défaillance du dispositif juridique mis en place pour permettre l'instauration de la seconde chambre parlementaire.
Détectant la faille, l'UGTT a tout simplement refusé de présenter ses listes. La menace sur le bon déroulement des élections de la chambre des conseillers est devenue effective.
Une menace, car c'est le 1/3 de la chambre qui pourrait sauter.
En effet, le choix des représentants des 3 secteurs se fait en une seule enveloppe. Les électeurs ne choisissent pas les représentants de 3 secteurs concernés par des bulletins de vote séparés et indépendants. Mais ils le font en une seule enveloppe. Schématiquement, un électeur choisit une liste des salariés, une des employeurs et une des agriculteurs et les met en une seule enveloppe. Toute enveloppe ne contenant pas 3 bulletins est considérée comme nulle.
L'UGTT n'ayant pas présenté des candidats, les électeurs n'auront à leurs dispositions que 2 bulletins seulement.
Techniquement, aucun représentant de ses 3 secteurs ne sera élu. Le vote du 1/3 de la chambre étant frappé de nullité.
Le 1/3 étant mis hors service, c'est toute la chambre qui se trouve "coupe-circuité".
C'est dans ce cadre que l'avis du conseil a été sollicité.
Comment le conseil a trouvé la solution?
Il invente un principe juridico-philosophique fort intéressant:
«L'impossibilité produit un effet exonératoire de la formalité requise qui, de ce fait s'en trouve écartée». Un principe qui se justifie par le fait qu'il serait injuste «de priver deux secteurs professionnels de leur droit de présenter des candidats et d'être représentés à la Chambre des conseillers en raison de l'absence du troisième secteur et par la même d'entraver la formation d'une institution constitutionnelle».
Le conseil ayant anesthésié le problème, le réel traitement serait une opération "chirurgicale" des articles 19 (constitution) et 125 (code électoral).
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