mardi 7 août 2007

La Justice déléguée

 Avis n° 18-2005 du Conseil constitutionnel concernant un projet de loi modifiant et complétant la loi n° 91-64 du 29 juillet 1991 relative à la concurrence et aux prix

Vu la constitution et notamment son préambule et ses articles 6, 12, 28, 32, 33, 34, 52, 54, 65, 66, 67, 69 et 72.

Vu sa décision de prolonger le délai de consultation en application de l'article 21 de la loi organique n° 2004-52 précitée, Ouï le rapport relatif au projet soumis, 

I- Sur la saisine du Conseil :

Considérant que les modifications soumises contiennent des dispositions relatives à la procédure devant les tribunaux et aux obligations ;

Considérant que l'article 34 de la Constitution dispose notamment que sont pris sous forme de lois les textes relatifs à la procédure devant les différents ordres de juridiction et aux obligations;

Considérant que le projet soumis, vu son objet, s'insère dans le cadre de la saisine obligatoire;

II- Sur le fond:

Considérant que le projet de loi soumis contient notamment des dispositions relatives :

- à l'adoption d'une nouvelle classification des pratiques anticoncurrentielles,

- à l'attribution de la personnalité morale et de l'autonomie financière au Conseil de la concurrence,

- à l'élargissement des attributions consultatives du Conseil,

- à la révision des conditions selon lesquelles les projets des opérations de concentration économique sont soumis au ministre chargé du commerce,

- à la consultation obligatoire du Conseil de la concurrence à propos des projets de textes réglementaires,

- à la saisine d'office du Conseil,

- à la précision et la clarification des rapports entre le Conseil de la concurrence et les autorités de régulation,

- à la révision des dispositions prohibant les contrats de concession et les contrats de représentation commerciale exclusive,

ü     En ce qui concerne l'article 5, premier paragraphe (nouveau) au regard du projet de l'article 9 :

Considérant que le premier paragraphe (nouveau) de l'article 5 dispose que: «Sont prohibées les actions concertées, les collusions et les ententes expresses ou tacites ayant un objet ou un effet anticoncurrentiel et lorsqu'elles visent à :

1-faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu de l'offre et de la demande,

2-limiter l'accès au marché à d'autres entreprises ou le libre exercice de la concurrence,

3-limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique,

4- répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement;

Considérant que le Conseil de la concurrence exerce une compétence faisant partie, en principe, des compétences relevant de la justice ;

Considérant qu'il appert de la composition du Conseil de la concurrence que ce Conseil comprend des magistrats, des conseillers au Tribunal administratif et à la Cour des comptes et des membres non magistrats ;

Considérant qu'aux termes du projet de l'article 9 de la loi relative à la concurrence et aux prix, le Conseil de la concurrence est compétent pour connaître des requêtes afférentes aux pratiques anticoncurrentielles telles que prévues par le projet du premier paragraphe de l'article 5 de la loi précitée, comme il est également compétent pour connaître des requêtes afférentes à l'exploitation abusive d'une position dominante sur le marché intérieur ou sur une partie substantielle de celui-ci ou d'un état de dépendance économique conformément à ce qui est prévu par le reste de l'article 5 de la loi précitée;

Considérant qu'aux termes du projet de l'article 5 soumis, la compétence du Conseil de la concurrence se limite à examiner les requêtes afférentes aux actions concertées, aux collusions et aux ententes expresses ou tacites ayant un objet ou un effet anticoncurrentiel et lorsqu'elles visent à :

1-faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu de l'offre et de la demande,

2-limiter l'accès au marché à d'autres entreprises ou le libre exercice de la concurrence,

3-limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique,

4- répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement;

Considérant que si, pour des considérations spécifiques, on peut réserver à certaines autorités la connaissance en premier ressort de certains contentieux déterminés telles que les pratiques anticoncurrentielles, cela doit se limiter exclusivement à ces pratiques;

Considérant que cette compétence est soumise au contrôle de la justice et n'exclut pas son intervention, dans le cadre de sa compétence générale, pour trancher les conflits qui lui sont soumis en matière de concurrence sur des bases autres que celles qui sont prévues par l'article 5 de la loi relative à la concurrence et aux prix, que le projet du premier paragraphe de l'article 5 précité, en déterminant, de façon précise, les pratiques, les actions, les collusions et les ententes sur lesquelles se fonde la compétence du Conseil de la concurrence telle que prévue par l'article 9 ( nouveau), est, de ce fait, compatible avec la règle de la séparation des pouvoirs prévue par le préambule de la Constitution;

ü     En ce qui concerne l'article 9 (nouveau):

Considérant que, le troisième paragraphe de l'article 9 (nouveau) dispose que le ministre chargé du commerce peut soumettre à l'avis du Conseil de la concurrence les projets de textes législatifs ;

Considérant que les projets de lois obéissent pour ce qui est de leur présentation, de leur adoption et de leur promulgation, à une procédure fixée par la Constitution et notamment par ses articles 28, 32, 33, 52, et 54 ;

Considérant que cette procédure fait partie des formalités substantielles en matière législative;

Considérant que, si le projet prévoit la possibilité de consulter le Conseil de la concurrence au sujet des projets de textes législatifs, cette consultation se fait, d'une part, de façon facultative et, d'autre part, dans la phase préparatoire de l'élaboration du projet de la loi et avant sa soumission à la procédure prévue, à ce sujet, par la Constitution, du moment que l'initiative de la consultation revient au ministre qui l'exerce avant que le texte ne soit soumis, dans sa forme définitive, à la délibération du Conseil des ministres, qu'il s'ensuit que la consultation dans cette phase n'est pas contraire à la Constitution ;

Considérant que le quatrième paragraphe de l'article 9 (nouveau) précité dispose que le Conseil est obligatoirement consulté par le gouvernement sur les projets de textes réglementaires tendant à imposer des conditions particulières pour l'exercice d'une activité économique ou d'une profession ou à établir des restrictions pouvant entraver l'accès au marché;

Considérant que le paragraphe en question prévoit ainsi le caractère obligatoire de la consultation du Conseil par le gouvernement au sujet des projets de textes réglementaires dans les cas susvisés ;

Considérant que cela revient à poser une règle de forme dans la procédure de la prise des textes réglementaires tendant à imposer des conditions particulières pour l'exercice d'une activité économique ou d'une profession ou à établir des restrictions pouvant entraver l'accès au marché;

Considérant que, si le paragraphe précité prévoit la consultation obligatoire, le paragraphe suivant du même article renvoie au pouvoir réglementaire général pour fixer la procédure et les modalités de cette consultation, qu'en outre, l'avis donné par le Conseil de la concurrence à ce sujet ne lie pas le pouvoir réglementaire, qu'il s'ensuit que ces dispositions ne sont pas contraires aux prescriptions de la Constitution et notamment celles qui concernent l'exercice du pouvoir réglementaire général;

ü     En ce qui concerne le paragraphe troisièmement (nouveau) de l'article 10 :

Considérant que le paragraphe en question prévoit que le Conseil de la concurrence comprend quatre magistrats du deuxième grade au moins et que les membres magistrats sont nommés pour une durée de cinq ans renouvelable une seule fois;

Considérant qu'il ressort des articles 28, 66 et 67 de la Constitution que le statut de la magistrature est pris sous la forme de loi organique;

Considérant qu'aux termes de l'article 40 de la loi n° 67-29 du 14 juillet 1967 relative à l'organisation judiciaire, au Conseil supérieur de la magistrature et au statut de la magistrature, le détachement des magistrats ne peut pas dépasser une période de cinq ans non renouvelable;

Considérant que cette condition relative à la période maximale du détachement s'applique aux magistrats qui sont dans cette position;

Considérant que, par ailleurs, l'article 16 du statut de la magistrature dispose que l'exercice des fonctions de magistrat est incompatible avec l'exercice de toutes fonctions publiques et de toute autre activité professionnelle ou salariée;

Considérant que la présence de magistrats au Conseil de la concurrence ne représente pas un cumul entre les fonctions judiciaires et d'autres fonctions publiques dans la mesure où, d'une part, ces magistrats exercent une fonction qui ne se situe pas en dehors du domaine de leur compétence initiale et, d'autre part, ils n'exercent pas leurs fonctions au sein du Conseil de la concurrence à plein temps;

Considérant que les magistrats visés au paragraphe cité (nouveau) précité sont des magistrats en activité dans leur corps d'origine et ne sont pas, par conséquent, en détachement, que les prescriptions précitées de l'article 40 du statut de la magistrature concernant les conditions et la procédure du détachement ne leur sont pas applicables, qu'ils ne sont pas concernés par la prohibition du cumul prévue par l'article 16 du statut en question;

Considérant qu'il s'ensuit que le fait d'indiquer dans le projet soumis que la période d'appartenance des membres magistrats au Conseil de la concurrence est de cinq ans renouvelable n'est pas contraire à la Constitution ;

ü     En ce qui concerne le deuxième paragraphe (nouveau) de l'article 11 :

Considérant que le deuxième paragraphe (nouveau) en question dispose, notamment, que le Conseil peut, sur rapport du rapporteur général et après avoir entendu le commissaire du gouvernement, se saisir d'office des pratiques anticoncurrentielles sur le marché;

Considérant que les principes du procès équitable tels qu'ils résultent de la Constitution et notamment de son préambule et de ses articles 6, 12, et 65 exigent que soient séparées l'autorité habilitée à engager l'action et celle qui est habilitée à statuer sur ladite action;

Considérant que, si le paragraphe en question permet au Conseil de la concurrence de se saisir d'office des pratiques anticoncurrentielles sur le marché, il a fixé des règles procédurales régissant cette saisine et selon lesquelles un rapport sur le sujet est fait par le rapporteur général et des conclusions écrites sont présentées par le commissaire du gouvernement, ces deux autorités ne faisant pas partie de la composition juridictionnelle du Conseil de la concurrence ;

Considérant que le deuxième paragraphe (nouveau) est, de la sorte, compatible avec la Constitution;

ü     En ce qui concerne le deuxième paragraphe (nouveau) de l'article 21 :

Considérant que selon le paragraphe en question, les décisions rendues par le Conseil de la concurrence sont susceptibles d'appel devant le Tribunal administratif conformément à la loi n° 72-40 du 1 er juin 1972 relative au Tribunal administratif;

Considérant qu'il ressort des articles 28 et 69 de la Constitution que la compétence du Tribunal administratif, en tant que l'une des deux composantes du Conseil d'Etat est fixée par une loi organique;

Considérant que la loi organique n° 2003-70 du 11 novembre 2003 a attribué au Tribunal administratif la compétence de connaître de l'appel dirigé contre les décisions du Conseil de la concurrence ;

Considérant que les dispositions contenues dans le deuxième paragraphe (nouveau) de l'article 21 ne font ainsi que rappeler des dispositions en vigueur ayant la forme d'une loi organique;

Considérant que le fait d'intégrer ces dispositions dans une loi ordinaire en faisant référence à la loi organique qui les a prévues n'est pas contraire à la Constitution dans la mesure où le rappel fait n'affecte pas les dispositions en question telles que prévues par la loi organique;

III- Emet l'avis suivant:

Le projet de loi modifiant et complétant la loi n° 91-64 du 29 juillet 1991 relative à la concurrence et aux prix ne soulève aucune inconstitutionnalité.

Le lundi 25 avril 2005

Journal Officiel de la République Tunisienne - 19 juillet 2005; Page 1768.

Note:

Avis très riche. Certes, des affirmations par le conseil peuvent être discutées mais le débat ne devrait pas être fait sur ces lignes.

L'avis porte un projet de loi qui a fait une sorte de refonte du conseil de la concurrence. Le CC nous a gratifié de quelques principes et règles à ajouter à sa "jurisprudence".

1- La justice déléguée:

Le conseil, rappel qui est compétent pour rendre la justice. Celle-ci étant un service public, elle est donc gérée exclusivement, en principe, par la justice étatique qui a une compétence générale. Et même, si pour des considérations spécifiques, on peut accorder une compétence particulière à d'autres autorités, cette compétence "déléguée" reste soumise au contrôle de la justice étatique et n'exclut pas son intervention. C'est un fondement qui peut s'appliquer aussi à l'arbitrage et autres matières similaires.

2- La procédure des projets de loi:

C'est la partie la plus importante à mon avis.

D'abord, Le conseil rappel que les projets de lois obéissent pour ce qui est de leur présentation, de leur adoption et de leur promulgation, à une procédure fixée par la Constitution et notamment ses articles 28, 32, 33, 52, et 54.

Et les articles 72-75? Ce ne sont pas une phase de cette procédure? Et les 2 règlements des 2 chambres?

A mon avis, si le conseil aurait fait de telle référence, on aurait eu une bonne matière législative à parfaire. D'autant plus qu'il considère cette procédure faisant partie des formalités substantielles en matière législative;

Quand un texte est qualifié de "projet de loi"?

Il semble que nous commençons à avoir des réponses à ce sujet. En effet, le conseil estime que la saisine du conseil de la concurrence par le ministre du commerce pour avis reste compatible avec la constitution tant qu'elle se fait avant que le texte soit soumis, dans sa forme définitive, à la délibération du conseil des ministres.

Un texte soumis à une telle délibération devient-t-il un projet de loi? La réponse n'est pas évidente. Un projet de loi ne subit une réelle procédure juridique que s'il est soumis à la chambre des députés / conseillers. Le dépôt du texte à une de chambre engendre la mise en œuvre de toute une procédure particulière. C'est à partir de ce moment que le texte acquiert une réelle existence juridique. Ensuite, que faut-il penser des projets de lois proposés par les députés? En Tunisie, on ne fait pas la distinction nominative entre projets de lois (textes émanant de l'exécutif) et propositions de loi (texte émanant des parlementaires). Les projets des députés ne sont pas délibérés en Conseil des ministres.

De toute façon, le CC pose les conditions de saisine d'institutions pour avis à propos de texte qui pourrait être éventuellement un texte législatif: cette consultation se fait, d'une part, de façon facultative et, d'autre part, dans la phase préparatoire de l'élaboration du projet de la loi et avant sa soumission à la procédure prévue, à ce sujet, par la Constitution.

En outre, si cette saisine est obligatoire, c'est au pouvoir réglementaire général de fixer la procédure et les modalités de cette consultation et que l'avis donné par le Conseil de la concurrence à ce sujet ne lie pas le pouvoir réglementaire.

3- Le principe du procès équitable:

Le CC nous fait dégager un beau principe celui du principe du procès équitable tel qu'il résulte de la Constitution et notamment de son préambule et de ses articles 6, 12, et 65 qui exigent que soient séparées l'autorité habilitée à engager l'action et celle qui est habilitée à statuer sur ladite action.

4- l'incorporation de dispositions de lois organiques en une loi ordinaire:

Le CC estime que le fait d'intégrer des dispositions d'une loi organique dans une loi ordinaire en y faisant référence n'est pas contraire à la Constitution dans la mesure où le rappel fait n'affecte pas les dispositions en question telles que prévues par la loi organique.

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